La guerre à ciel ouvert

Irak, la victoire rêvée

Préface d'

Emmanuel CHIVA

Directeur de l'Agence de l'Innovation Défense

Lorsque Valéry Rousset m’a sollicité pour préfacer cet ouvrage « La guerre à ciel ouvert », je dois confesser que j’ai tout d’abord émis quelques doutes sur ma légitimité dans le cadre d’un tel exercice. Car le travail qui m’anime, et la mission qui m’a été confiée par la ministre des armées Florence Parly, c’est d’abord et avant tout la préparation de l’avenir, le maintien de notre supériorité opérationnelle et de notre autonomie stratégique, l’innovation, et la pensée disruptive.

Dès lors, quelle serait ma plus-value à tenter de préfacer un ouvrage aussi analytique, sérieux, documenté, mais qui se rapporte à une période pendant laquelle j’étais encore sur les bancs de Normale Sup’, à préparer une carrière de biologiste moléculaire du développement (rapidement réorientée vers d’autres intérêts) ? Une période historique donc, et disons-le, dans l’opinion générale : une guerre ancienne. A priori tout le contraire de la mission d’innovation de défense.

Et puis… à la lecture de cette remarquable analyse, et du récit des combats de ce que l’on appellera désormais la première guerre du Golfe, plusieurs idées ont commencé à apparaître, montrant que parfois, penser au-delà, penser l’innovation, c’est aussi tirer les leçons des expériences, conflits, opérations passées. 

Valéry Rousset sait, avec un talent incontestable, expliquer, analyser mais aussi faire vivre du point de vue des différents protagonistes cette guerre incroyable, presque fondatrice. Au-delà du « tout technologique », cette guerre à ciel ouvert devient sous sa plume un formidable exercice d’anticipation, d’adaptation, d’imagination, qui impacte jusqu’à notre réflexion actuelle. Je me permets d’en partager quelques éléments saillants. 

En premier lieu, il serait tentant de penser que c’est la débauche technologique, l’accumulation dans une même opération de systèmes d’armes de haut niveau ou de capacités opérationnelles écrasantes qui fait la force ou la supériorité des armées impliquées dans ce conflit unique. Et il est vrai, en lisant l’analyse de l’auteur, que les très nombreuses innovations technologiques, d’ailleurs présentes dans chacun des camps, semblent dresser le décor d’une guerre technologique nouvelle fondée sur la supériorité technique. 

Qu’on en juge : les forces aériennes de la coalition sont, pour l’époque, suréquipées et ultramodernes, avec des systèmes dernier cri de navigation ou d’attaque comme le LANTIRN. Les aéronefs sont remotorisés, modernisés, avec un nouveau concept : l’avion américain multirôles capable d’effectuer des missions air/air et air/sol lors d’une même sortie. Les moyens spatiaux sont pour la première fois mis en œuvre de manière massive, avec un commandement unifié des ressources en orbite afin de fournir une image commune pour l’aide au renseignement, à la planification et à la conduite des opérations. 

La détection de lancements et la poursuite de missiles notamment balistiques devient une priorité (en particulier dans un environnement aussi complexe, et chaotique, que cette terre irako-koweitienne dont les puits de pétrole ont été volontairement embrasés). Les radars aéroportés valident leurs concepts opérationnels, notamment au sein du système encore expérimental E-8A Joint STARS. Et tout ceci sans parler des bombardiers furtifs et en particulier du F117, permettant d’espérer intervenir en toute sécurité au-dessus de la capitale irakienne.

Une débauche technologique, donc, qui logiquement illustre le caractère unique et novateur de cette première guerre du Golfe. 

Toutefois, et si l’on dépasse ce seul stade – certes très éclairant mais également un peu caricatural – de l’admiration technologique, on se rend compte au rythme de la plume de Valéry Rousset que la véritable innovation en matière opérationnelle ne se résume justement pas à la technologie.

Car l’innovation, c’est un état d’esprit. C’est une recherche permanente qui doit trouver un équilibre entre efficacité, résilience, frugalité et dominance. Et cette recherche doit s’appuyer à la fois sur une démarche intellectuelle et les outils et technologies à disposition des forces. 

L’une des forces de cet ouvrage, c’est donc de dépasser les poncifs, et de montrer que la guerre « à ciel ouvert » se joue aussi sur le terrain de l’entraînement, de l’adaptation, de la préparation opérationnelle. En un mot : de l’humain. 

Un exemple particulièrement illustratif nous est donné par l’auteur : les US Marines ayant mené l’assaut frontal à l’Est du KTO étaient équipés de chars M60A3 datant de la Guerre du Vietnam. Sans véritable besoin d’appui aérien, et grâce à leur formation et leurs capacités d’adaptation, ils viennent sans peine à bout des blindés irakiens pourtant volontaires et combatifs, sans respecter les doctrines d’engagement à la lettre, c’est-à-dire sans se conforter au carcan du rapport de force, et parfois en combat singulier, à parité. L’expérience, l’ingéniosité de situation suffisent à métamorphoser des chars de la guerre du Vietnam en tueurs de T-72, ces « lions de Babylone ».

C’est tout cela que nous enseigne cet impressionnant ouvrage. Et l’on pourrait le résumer par cette affirmation : innover, c’est un état d’esprit. 

« L’avenir, c’est la seule chose qui m’intéresse car j’ai bien l’intention d’y passer les prochaines années »

Cette phrase de Woody Allen fait évidemment sourire ; personnellement, elle me fait aussi réfléchir. Elle me fait en particulier réfléchir sur la notion de choix. Avons-nous le choix de nous intéresser à l’avenir ? Avons-nous le choix de faire de la prospective ? Avons-nous le choix de faire de l’innovation dans notre domaine, celui de la Défense ? La réponse est bien évidemment négative : innover est une impérieuse nécessité afin de préserver notre avance, de ne pas se faire déclasser. 

En analysant cette opération passionnante, cette première « guerre à ciel ouvert », l’auteur réalise un travail non seulement impressionnant, mais également fondateur. En éclairant sur les coulisses de cette opération inédite, se dessinent les contours d’un nouveau type d’armée. Ce modèle met en avant en premier lieu l’humain : de l’ingénieur, à l’officier, à l’opérationnel sur le terrain. C’est d’ailleurs ce dernier qui, in fine, trouve la meilleure adaptation, le meilleur concept d’emploi, en réel, au cœur des opérations. 
C’est ce même concept qui guide nos pas aujourd’hui, lorsque pour qualifier l’intérêt et le cadre d’opérations d’un robot-mule pour l’assistance aux sections terrestres, la solution privilégiée est d’envoyer un tel prototype en opérations extérieures, au milieu des soldats. Car ce sont bien ces derniers qui pourront en évaluer l’intérêt réel, le cas échéant, voire en inventer de nouveaux cas d’usage.
Nous faisons face à de nouveaux défis qui s’imposent aujourd’hui à notre défense : démocratisation de la technologie qui devient disponible à nos adversaires, déni d’accès, véritables ruptures technologiques ou opérationnelles comme le quantique ou l’hypervélocité. 
Dans un tel contexte la lecture de cet ouvrage n’est pas conseillée : elle est recommandée. Ce travail dont je salue la précision, l’érudition et la clairvoyance nous permet de mieux comprendre et anticiper l’évolution (ou la révolution) du concept de guerre moderne. 

Le talent de Valéry Rousset, c’est bien d’engager un travail rare de réflexion prospective, stratégique et technologique. 

Un travail utile aux historiens, mais aussi à tous ceux qui veulent comprendre la flèche de l’histoire, ceux qui souhaitent percer le brouillard des conflits qui s’annoncent. C’est donc bien une véritable leçon pour l’avenir qui attend les lecteurs de ce passionnant ouvrage.