La dissuasion française en action

Dictionnaire d'un récit national

Préface du professeur

François GÉRÉ

Président de l'Institut Français d'Analyse Stratégique

  • La dissuasion nucléaire française en action
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Ce dictionnaire, abondamment illustré, centré sur la dissuasion nucléaire de la France, forme un tout qu’on peut répartir en trois volets : un bilan du passé, un inventaire méticuleux du présent et un avertissement pour l’avenir.
L’histoire déjà longue de la stratégie de dissuasion nucléaire française comprend l’ensemble des éléments qui ont contribué à l’élaboration d’un instrument unique par son originalité et sa cohérence. La genèse des principes scientifiques de l’arme atomique, la génétique des forces, l’élaboration de la doctrine sont complétées par de nombreuses biographies des scientifiques, des industriels, des stratèges et des hommes politiques qui sous la IVe et la Ve République, ont contribué avec une remarquable continuité à donner à la France un outil indispensable à l’affirmation de sa souveraineté et à la défense de ses intérêts vitaux. La dimension culturelle est même abordée à travers une mention originale des films français présentant l’arme nucléaire depuis La bataille de l’eau lourde de Jean Dréville en 1947 au Chant du loup d’Antonin Baudry en 2019.

S’agissant du présent, on trouvera un état des lieux de toutes les composantes actuellement en service, des organismes contribuant à la fabrication des matériels et à la mise en oeuvre opérationnelle des forces. Le lecteur mesurera dans le détail la complexité d’un système reposant sur la conjonction de multiples compétences, l’ensemble correspondant à un budget relativement modeste dont les éléments précis sont fournis. La présentation des déclarations stratégiques des derniers présidents de la République (Nicolas Sarkozy, François Hollande, Emmanuel Macron) permet de faire le point sur l’état de la doctrine caractérisée par une remarquable continuité depuis les ajustements faits par François Mitterrand et Jacques Chirac au lendemain de la guerre froide. Une entrée consacrée aux Livres blancs est l’occasion de mesurer l’évolution de la posture de défense depuis 1972 et de constater que le soutien de l’opinion publique à la stratégie de dissuasion s’est accru au fil du temps.
L’ouvrage regarde également vers l’avenir en présentant les programmes du futur : l’évolution de la simulation, le porte-avions de nouvelle génération, l’avion de combat SCAF (système de combat aérien futur) issu d’une initiative franco-allemande rejointe par l’Espagne qui devrait succéder au Rafale et concurrencer les équivalents américains en équipant les États européens.
L’avenir, c’est également une interrogation sur la validité de la stratégie française, sa légitimité, sa pérennité au regard des critiques (l’auteur rappelle dans plusieurs entrées, notamment celle sur les débats, qu’il y en a toujours eu) et d’un environnement international de plus en plus conflictuel que nous aborderons en prolongeant la réflexion suscitée par ce livre. Prolifération, remise en question des accords antérieurs, nouvelle course aux armements mettent au défi la sécurité de la France. Comment sa stratégie de dissuasion peut-elle y répondre ? Quelles justifications y trouve-t-elle ?

Depuis le début du XXIe siècle, dans l’ordre nucléaire, sont apparus deux perturbateurs majeurs : l’Iran et la Corée du Nord.

Au terme d’un dialogue entamé en 2003, l’Iran et les P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, plus l’Allemagne) sont parvenus le 14 juillet 2015 à un accord de réduction et de limitation des activités nucléaires iraniennes pour une période d’au moins quinze ans.
En contrepartie, les sanctions financières et commerciales devaient être progressivement levées. Le spectre de la bombe atomique s’éloignait. Mais immédiatement, l’Arabie Saoudite, Israël et, aux États-Unis, le candidat républicain Donald Trump avaient dénoncé « le pire des accords jamais signé ». Élu président, Donald Trump s’empressa de se retirer en mai 2018 et de rétablir les sanctions. Recourant à l’extraterritorialité et à la puissance de coercition du dollar, il a contraint les Européens à renoncer à toute relation commerciale d’importance avec Téhéran. Le durcissement des sanctions sur le commerce des hydrocarbures menace l’Iran d’asphyxie économique, situation favorable à un changement de régime que les faucons américains appellent de leurs vœux. L’accord est donc caduc en sorte que l’Iran, en juillet 2019, décidait d’augmenter son stock d’uranium et de reprendre l’enrichissement à 20%. Parallèlement, la tension militaire augmentait dans la région avec l’envoi de forces américaines supplémentaires et un début de guerre des tankers dans le détroit d’Ormuz.
On en revient à la situation d’affrontement qui prévalait en 2007 quand le vice-président Richard Cheney et le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu envisageaient des frappes aériennes sur les sites nucléaires iraniens. Mais entre-temps, l’équilibre des forces régionales s’est modifié avec la guerre de Syrie qui a vu l’intervention réussie de la Russie et de l’Iran aux côtés de Bashar el Assad. 

Le risque d’une déflagration généralisée n’est donc pas à exclure en dépit des déclarations des principaux dirigeants qui affirment ne pas vouloir la guerre.
Doit-on espérer en Extrême-Orient une évolution opposée ? 

La Corée du Nord, qui dispose de l’arme nucléaire, acceptera-t-elle de s’en dessaisir comme veut le croire Donald Trump ? En dépit de rencontres spectaculaires et symboliques, telle la promenade des deux présidents dans la zone démilitarisée entre les deux Corées, les experts sont sceptiques. Ils ne voient pas pourquoi et comment, Pyongyang renoncerait à une arme qui garantit sa sécurité. En évoquant la dénucléarisation, le président Kim Jung-un entend obtenir des contreparties considérables de la part des États-Unis et de leurs alliés (Japon et Corée du Sud). Outre la levée de toutes les sanctions, ceux-ci devraient renoncer non seulement au déploiement de leurs armes nucléaires sur les diverses plateformes navales, mais aussi à leur supériorité conventionnelle, l’ensemble devant être soumis à vérification. Pour mettre en œuvre des mesures aussi détaillées, il faudrait que l’ensemble des États concernés parviennent à un degré de confiance politique réduisant à rien leurs divergences. Si elle était entamée, cette démarche prendrait certainement de longues années. Il paraît infiniment plus vraisemblable que les pourparlers traînent et s’enlisent tant que Donald Trump conservera le pouvoir.
L’Arms control est-il mort ? Le traité FNI, de décembre 1987 (ou Forces nucléaires intermédiaires) fut le premier accord de destruction d’une catégorie entière de missiles à capacité nucléaire d’une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres, soit la couverture de l’espace européen. Il mettait fin à la menace des engins SS-20 soviétiques. En 2014, l’administration Obama a accusé la Russie de violer cet accord en déployant le SSC- 8 qui aurait une portée supérieure à 500 kilomètres dans des zones particulièrement sensibles. L’administration Trump a franchi un pas en se retirant du traité FNI en lançant le programme d’un nouveau missile naval de portée intermédiaire. Elle a aussi demandé que la Chine soit associée à un nouveau traité FNI, ce que Pékin a catégoriquement rejeté.
En outre, elle montre peu d’intérêt à prolonger le traité New START, successeur de START, réduisant le nombre des armes nucléaires stratégiques. Il prend fin en 2021 et ses mesures de vérification sont garantes de la bonne foi des États-Unis et de la Russie. Pour faire bonne mesure, elle envisage aussi de se retirer du traité « Cieux Ouverts » qui permet le contrôle aérien des forces conventionnelles sur le territoire des trente-cinq États membres. L’équipe de conseillers qui entoure Trump, tel que John Bolton, le conseiller pour la sécurité nationale (jusqu’à son limogeage en septembre 2019), traditionnellement hostile à l’Arms control entend, pour sa part, retrouver une complète liberté d’action en mettant fin à la concertation avec Moscou. C’est déjà le cas pour les systèmes défensifs.
La défense anti-missiles ne cesse d’empoisonner les relations américano-russes depuis la sortie des États-Unis en 2002 du traité ABM (Anti Ballistic Missil) de limitation de 1972. L’effort diplomatique du président Obama pour une relance des relations stratégiques avec la Russie a buté sur l’installation des défenses anti-missiles en Europe, sur le sol de la Roumanie et de la Pologne. Ces systèmes contribuent à détériorer la stabilité stratégique selon Moscou qui prépare le déploiement d’un nouvel ICBM (Inter Continental Ballistic Missil), le RS-28 Sarmat, dit Satan 2, l’engin étant présenté comme invulnérable à toute défense anti-missiles.

Enfin, on constate un renouveau des armes nucléaires tactiques pour le champ de bataille. En réponse à la nouvelle doctrine russe « escalader pour désescalader », le ministère de la Défense américain a adopté en juin 2019 le document Joint Publication n°3-72 Nuclear Operations qui prévoit l’emploi précoce des armes tactiques pour gagner rapidement la bataille, stopper l’escalade et rétablir la stabilité stratégique.
Comme le relève justement Philippe Wodka-Gallien dans l’introduction de son ouvrage, le monde entre dans une nouvelle ère nucléaire marquée par le regain de la course aux armements. La prolifération qualitative succède à la prolifération quantitative. Les États nucléaires, tout en maintenant les plafonds, procèdent à la modernisation de leurs forces et mettent au point de nouvelles armes, comme les missiles hypervéloces. Les États-Unis, la Russie et la Chine développent activement cette technologie particulièrement agressive par sa vitesse (mach 15 ou 20), sa souplesse d’emploi et sa précision. Or, aucun dialogue n’est envisagé pour contenir le nombre et les spécificités de cette arme. 

Dix ans après le discours de Barack Obama à Prague en 2009 qui en appelait à un « global zero », force est de constater que la logique de la compétition entre les puissances l’emporte sur les efforts du désarmement. Le traité d’interdiction des armes nucléaires promu par l’International Campaign to Abolish Nuclear Weapons (ICAN, voir cette entrée) figure bien sur l’agenda des Nations unies, mais les puissances nucléaires et leurs alliés, y compris le Japon, s’y opposent. L’absence de mesures de vérification en fait davantage une pétition de principe qu’un accord fiable où l’on peut s’engager en confiance.

Face à cette situation, il apparaît que la stratégie française de dissuasion nucléaire constitue durablement la garantie de la sécurité du pays contre toutes les surprises d’une histoire qui n’a jamais fini de se renouveler. Alors que l’Europe, qui ne parvient pas à se doter d’une défense souveraine, se retrouve de nouveau en situation de constituer soit un nouveau champ de bataille, soit un objet diplomatique manipulé par les grandes puissances, l’assurance nucléaire paraît plus nécessaire que jamais.

« Le monde est durablement nucléaire. Nous pouvons le déplorer. Nous ne pouvons ignorer les réalités de la nature humaine » constate l’auteur dans une démarche rigoureuse et pragmatique qui fait de ce livre un instrument indispensable pour tout savoir sur la dissuasion nucléaire de la France.